Malgré les défaillances existant dans tout le système, il n’y a aucune intention de lever ou de supprimer la subvention…Et même si les appels à la correction et à la révision de cette politique ne manquent pourtant pas, la réforme risque de ne pas marcher comme il le devrait, de ne pas satisfaire les exigences de la population qui est devenue impatiente et semble, également, être un défi insurmontable afin de maintenir la paix sociale et éviter toute forme de conflit. Mais il paraît que c’est plus facile à dire qu’à faire. L’économiste Mongi Boughzala nous en dit plus dans cette interview.
La Tunisie, comme tous les pays en développement, cherche à subventionner les produits de première nécessité. Mais entre injustice sociale et poids financier, quel est le prix de cette politique qui date depuis des siècles ?
Pour un petit pays avec des moyens de plus en plus limités, comme le nôtre, et tant que le taux du chômage n’a pas baissé et la pauvreté n’est pas éradiquée, le recours à la subvention reste une fatalité pour tous les gouvernements successifs qu’a connus la Tunisie jusqu’à ce jour, quelle que soit leur couleur politique.
Toutefois, avec une politique de subvention qui profite au final beaucoup plus aux riches et avec un niveau moins important aux pauvres pour rester en vie — et les chiffres officiels le confirment — et de l’autre côté avec un système qui coûte énormément au Trésor public, il nous semble important de s’arrêter un peu et de faire le point sur l’efficacité des subventions par rapport aux objectifs déclarés.
Mais il n’est pas inutile de rappeler à ce niveau-là que le débat sur le système des subventions devient, aujourd’hui, de plus en plus aigu et représente un dilemme à résoudre : d’une part, le gouvernement doit limiter la hausse des dépenses de subvention, vu sa part importante dans le budget de l’Etat, alors que, de l’autre côté, cet instrument a une grande importance sociale et sa suppression ne peut être considérée que comme une provocation ou une rupture du contrat social dont personne ne peut prévoir les conséquences. Donc, c’est le maintien de la paix sociale qui est en enjeu.
De toute manière, et bien qu’il soit politiquement difficile de supprimer les subventions, ne pas le faire — au bon moment et de la meilleure façon qu’il soit — coûte cher et coûte même de plus en plus cher au fur et à mesure que les prix internationaux montent. Ainsi, face à cette situation, la rationalisation des subventions publiques est et restera une tâche complexe dans un contexte social, économique, politique et sanitaire loin d’être apaisé et favorable. Mais le pays doit, le plus tôt possible, engager cette réforme «urgente», au moins pour deux raisons qui se détachent et qui peuvent se combiner : cette mesure concerne tous les Tunisiens sans exception et touche directement le pouvoir d’achat des citoyens, qui est, pour bon nombre de Tunisiens, leur seul patrimoine. Et donc, la suppression brutale de toutes les subventions reste une tâche très difficile à accomplir car, du point de vue social, c’est un sujet explosif, même si sa suppression est une exigence. Ainsi, entre le marteau et l’enclume, le gouvernement doit faire face à ce dilemme de limiter la hausse des dépenses de subvention, tout en maintenant la paix sociale, surtout dans cette période de vaches maigres où l’économie peine à redémarrer et à l’heure où le système actuel est devenu injuste et contre-productif dans la mesure où ce sont les ménages les plus riches qui profitent le plus de l’appui de l’Etat.
Quelle approche, proposez-vous, pour un changement en douceur ?
Si nous avions le choix entre la mise en place de ce système qui représente, aujourd’hui, un véritable fardeau pour le budget de l’Etat, et une politique de subvention basée, par exemple, sur un ciblage étudié des couches défavorisées, qui fera, d’une part, gagner à l’Etat beaucoup d’argent, et, d’autre part, profitera à des couches de population beaucoup plus larges, il est évident que nous n’hésiterions pas à recourir à la deuxième alternative.
Les autorités concernées peuvent, également, étudier l’application d’un système de subvention monétaire pour les plus nécessiteux afin de mettre un terme à des subventions tous azimuts et revoir une politique sociale qui profite à toutes les catégories de la population, les plus riches en premier. D’où l’obligation de renoncer à la subvention des produits de base et de s’orienter vers la subvention des revenus. Une telle mesure permettra d’éviter le gaspillage et de réduire l’usage des produits subventionnés pour des raisons commerciales.
Sur un autre plan, dans l’état actuel des choses, les subventions ne touchent, en réalité, que deux produits qui sont les céréales (farine, semoule…) et le lait, alors que pour les autres produits (sucre, huile végétale, fournitures scolaires…), elles sont insignifiantes, d’où l’obligation de réviser et de limiter la liste des produits subventionnés. Une telle mesure permettra, également, de faire face à la contrebande des produits subventionnés, d’éviter la spéculation sur les produits subventionnés et donc de garantir la stagnation des prix des produits subventionnés, de maîtriser le déficit commercial, développer le commerce intérieur …
Mais est-ce facile d’instaurer tout un nouveau système de subvention dans un contexte socioéconomique agité et complexe ?
Même si la prise de telles mesures s’avère difficile, notamment en temps de crise — nous y sommes en plein dedans —, il ne faut pas hésiter à prendre le taureau par les cornes et aller vers une nouvelle orientation basée sur un système de subvention monétaire. Mais il faut le faire d’une manière socialement acceptable, humaine et gérable, étant donné que durant des années, la subvention a contribué à la paix sociale et au progrès économique, ce qui est une réalité indéniable.
Ce qui est vital actuellement, pour nos décideurs, c’est d’être attentif et de réfléchir au meilleur moyen de diminuer cette subvention pour la ramener à un niveau soutenable. Il est, également, indispensable et urgent de contenir les charges de la Caisse générale de compensation (CGC) à un niveau supportable par le budget de l’Etat, ce qui implique des ajustements périodiques des prix des produits compensés et des contrôles renforcés.
Dans ce même cadre, la Tunisie peut-elle adopter les cartes de rationnement, étant donné qu’il y avait le projet de l’identifiant social unique ?
Promis depuis quelques années déjà, cet identifiant social unique tarde à voir le jour malgré qu’il a comme objectif primordial de cibler les vrais ayants droit des transferts sociaux et de mettre fin à cette iniquité de compensation généralisée. Mais le problème de l’identification réside, toujours, dans le choix des critères d’éligibilité à la subvention. Pour ce faire, cette mesure nécessite au préalable d’identifier les ménages nécessiteux et démunis, objet de ciblage, et d’en établir une banque de données incluant les informations nécessaires.
Peut-on ici miser et bénéficier des valeurs et des construits socio-culturels pour provoquer un changement dans le comportement du citoyen ?
Il faut le dire, remettre en cause cette politique de subvention et cet instrument (la CGC en l’occurrence) ne semble pas constituer un bon choix pour la plupart des citoyens, qui les perçoivent comme un acquis social. D’où l’obligation de les sensibiliser quant aux coûts de la subvention et pourquoi pas instaurer un véritable débat national sur les compensations en Tunisie pour donner une idée aux citoyens sur les limites de cette politique, les mesures futures de réforme du système, les bénéfices qui vont être tirés du nouveau programme… Il faut, également, donner la possibilité aux citoyens de choisir l’adhésion ou pas au système de la compensation…
Pour toutes ces raisons, d’une manière ou d’une autre, la Tunisie doit engager ce chantier de réformes, prudemment mais sûrement, avec force persuasion… Il ne s’agit pas de précipiter les choses ou d’imposer quoi que ce soit. Il s’agit de bien analyser en procédant à un véritable diagnostic de la situation et de persuader… Et actuellement, l’heure du changement a sonné et il faut aller jusqu’au bout pour supprimer, d’une manière progressive, toute forme de subvention.